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Holden Caulfield
14 janvier 2013

Nouvelle pour l'Atelier

Subtile

Ils se sont vus une fois lors d’un dîner. Élodie était là par hasard, une vague amie l’avait invitée. Il y avait beaucoup de monde, elle était entourée de femmes assez âgées, qui parlaient sur un ton bas et monocorde. Elle était fatiguée, elle n’a pratiquement pas mangé, et est restée silencieuse. Elle a surtout bu du vin rouge, de très bonnes bouteilles. Elle a remarqué qu’un homme lui lançait des coups d’œil. Il a même ri une fois avec sa voisine, en la regardant. Elle n’était vraiment pas à sa place. Dès que le premier invité a pris congé, elle l’a suivi, sans demander son reste. Sa force l’a abandonnée au moment de partir, à cause de l’alcool, elle a fait tomber son manteau, elle a titubé en le ramassant. Lorsqu’elle a franchi le seuil, l’homme qui la regardait s’est rapproché, comme ça, sans rien dire. Il avait un regard dur. C’est tout ce dont elle se souvient.

Élodie sortait de la douche quand il a téléphoné. Il lui a dit qu’il s’appelait Antoine. Elle n’a pas cherché à savoir de quelle façon il avait eu son numéro, elle n’y a pas pensé. Il s’est montré insistant et directif, il voulait la revoir, très vite. Il lui a donné le nom d’un bar qu’elle ne connaissait pas, l’heure, tard le soir. Il a demandé si elle voulait qu’il répète, elle a répondu que ça irait. Elle trouverait.

Le bar est à l’extérieur de la ville, dans un ancien quartier industriel. Elle prend ses précautions pour arriver à l’heure, elle regarde un plan, elle part bien en avance. Les transports en commun sont remplis de jeunes fêtards. Elle angoisse, elle se trompe d’arrêt, revient sur ses pas. Ses mains sont moites. Elle est un peu en retard, elle essaie de se convaincre que ce n’est pas grave. Elle a mis une robe rouge, simple et étroite. Elle a détaché ses cheveux, elle trouve que ça lui va bien. Le bar est chaleureux, il y a des touches de vert sombre qui rappellent l’extérieur. Le bois est omniprésent. On est loin de ces endroits épurés et stylisés, tellement glaciaux. Il n’y a pas beaucoup de monde. Il est déjà là, au comptoir, il boit un alcool fort.

Il lui demande si elle s’est perdue. Élodie affirme un peu trop vite que non, elle connaissait le chemin, c’est simplement qu’elle n’a pas vu l’heure, qu’elle est partie trop tard de chez elle. Il lui fait remarquer qu’elle est très belle, elle a dû passer beaucoup de temps à se préparer. Elle rougit, essaie de se justifier, d’infirmer. Elle se rend compte du ridicule, elle boit une gorgée pour reprendre contenance. Elle toussote, elle se dit qu’elle est idiote, qu’elle a toujours peur de tout. Il l’impressionne, ça ne devrait pas. Il a l’air de trouver ça charmant, il lui sourit avec indulgence. Elle a horreur de la compassion. Il prend son verre à côté du sien, il effleure sa main, elle frémit. Elle baisse les yeux, elle attend que le trouble passe. Au début ils ne parlent presque pas. Ensuite, il lui pose des questions sur sa vie, il a l’air de s’intéresser. L’alcool aidant, elle parle de ses journées, des livres qu’elle aime tant. Ces livres qui la transportent dans un autre monde et qui la font rêver. Comme une échappatoire. Il dit que c’est stupide, c’est une attitude naïve, une attitude de petite fille. Le lecteur doit être amené à réfléchir, à se questionner sur lui-même et sur le monde. C’est ça, la vraie littérature. Le reste n’est que conte pour enfant. Elle est vexée, mais elle ne le montre pas. Elle murmure simplement « oui, peut-être  que vous avez raison ».

Il n’y a plus que deux autres personnes, le barman et un client. Il se fait tard. Antoine regarde le client, il a un air de désespéré. Il doit avoir une quarantaine d’années, il a le visage fatigué, imbibé par l’alcool. Ses yeux sont plongés dans le verre. Comme s’il cherchait une dernière chance de salut. « Une rupture, sans doute », pense-t-il. Élodie se sent légère et charmante. Elle a un sourire béat, elle n’arrive pas à rester inflexible. Elle le drague ouvertement. Ses yeux sont mi-clos. Elle passe souvent une main dans ses cheveux. Elle tombe presque du tabouret, elle se trouve drôle, elle rit fort. Elle pose sa main sur la cuisse de l’homme. Lui, il effleure juste son bras, à l’intérieur, là où la peau est la plus douce. Un chatouillement qui agace. Ils sont tous les deux excités, elle sent son ventre et sa poitrine qui se rapprochent de l’homme, imperceptiblement. Elle sait que sans l’aide de l’alcool elle n’aurait rien fait. Elle s’en veut, même. Ce n’est pas son genre, il est trop sûr de lui, trop sévère.

Ils sortent du bar. C’est une nuit sans étoiles, un ciel profond, un noir absolu. Malgré le mois d’octobre et ses températures plutôt douces, la nuit est fraîche. Elle frissonne. Il le remarque, il sait que pour séduire c’est important de prendre l’autre en considération. Il met un bras autour des épaules nues et fragiles d’Élodie. C’est le dernier assaut, il faut la rassurer, la mettre en confiance. Prendre soin d’elle, pour montrer qu’il ne veut pas seulement lui faire l’amour. Il lui propose une blonde, elle accepte immédiatement. Elle tire une taffe, il attend, mais elle ne tousse pas. Il n’y a même pas une petite gêne dans la gorge, ou une larme au coin des yeux, rien. Il pensait vraiment que c’était la première fois qu’elle fumait. Quand elle finit sa cigarette, elle a la bouche sèche. Elle regarde le ciel, il est impénétrable, elle est émue. Un ciel noir, la beauté à l’état pur. Antoine la contemple, il se dit « encore une passionnée ». Il a appelé un taxi avant de sortir, le voilà qui approche, ils montent tous les deux. Il n’essaie pas de l’embrasser, il ne la touche pas du tout. Il ne faut pas la brusquer.

Antoine s’apprête à monter chez elle, il pense que c’est entendu depuis le début. Élodie lui parle, il l’entend de loin, comme un arrière fond sonore, elle murmure bonsoir, elle commence à refermer la porte. Il réagit au dernier moment, c’est tellement inopiné, il balbutie, lui, l’homme pourtant si confiant. Elle dit qu’elle veut le revoir, elle a aimé cette soirée. Mais là tout de suite c’est impossible, ce n’est pas comme ça qu’elle envisage les choses. Il ne répond pas. Élodie termine par bonne nuit, et disparaît. Dans le taxi, au retour, il se dit qu’il a gâché une soirée pour une petite sotte. Une passionnée, une de celles qui croient à l’amour. Pourtant, il aurait juré qu’elle allait céder.

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