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Holden Caulfield
29 décembre 2013

Annie B.

Annie B. n’avait pas la mémoire des prénoms. Elle n’apostrophait personne, et s’arrangeait pour tourner ses phrases de manière à ne pas avoir besoin du prénom. Personne ne connaissait son âge. C’était une femme sans âge. Elle était de taille moyenne, mince, presque sèche. Je l’ai connue lors d’une soirée que les conseillers avait donnée en l’honneur des dix ans de la reconstruction de la mairie. Elle allait parmi les groupes, marchant de façon rapide et discrète. Les os de son thorax saillaient dans le décolleté. Annie B. avait de l’influence. Issue d’une riche famille de commerçants, unique enfant choyée, elle avait héritée d’une fortune considérable. On ne connaissait pas d’amant à Annie B., encore moins un prétendant au titre d’époux. Elle ne soulevait pas les foules. Elle n’était pas laide, mais n’avait aucun attrait. Sans doute ses cheveux tirés, son corps sec et son air hautin. Elle vivait seule, sans chats ni oiseaux, seule. Elle avait eu une amie avec qui elle prenait le thé le lundi et le jeudi à quinze heure. Mais cette amie a disparu du jour au lendemain. On a longtemps jasé sur cette mystérieuse disparition. Certains ont osé évoquer Annie B. dans l’affaire, mais leurs hypothèses douteuses ont tourné court. On n’attaquait pas Annie B. comme ça.

La plus grande réussite d’Annie B. était de ne rien faire. Elle avait distribué les rôles à des personnes subalternes et se contentait de donner les ordres de très loin. Elle ne s’occupait ni des tâches domestiques ni de la gestion de l’entreprise familiale. Son seul devoir était de se montrer de temps en temps, et de placer quelques phrases dans une conversation qui sous-entendaient sa toute-puissance. Je me suis longtemps demandée ce qu’elle faisait de ses journées, comment elle domptait la solitude et l’ennui. Je suis allée à sa rencontre, lors de cette fameuse soirée. Elle m’a regardée de manière condescendante, a fini par accepter de rester quelques instants avec moi. J’ai essayé de la faire rire, elle a gardé les lèvres pincées. J’ai essayé de la faire parler, elle est restée évasive. Que faisait-elle de ses journées ? Elle était « tellement occupée avec l’entreprise ». Mais je savais de source sure qu’elle y mettait les pieds seulement une fois par an, pour une inspection générale. Je lui ai proposé un verre, elle a poliment mais fermement refusé. Elle m’a redemandé mon prénom, qu’elle avait déjà oublié, et m’a dit « et bien, à une autre fois ».

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