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Holden Caulfield
21 janvier 2015

Fantasme.

Agathe avait les yeux verts et les ongles courts. Je l'ai rencontrée un samedi soir, un peu avant minuit, dans un bar. Elle était au fond, assise sur une banquette bleue, à côté d'une amie. J'étais placé quatre mètres devant. Je lui faisais presque face, mais un groupe d'étudiants bruyants m'empêchaient de l'observer à loisir. Je ne voyais pas ses jambes, planquées en grande partie derrière le pied de la table. De toute façon, me pencher pour les regarder aurait fait mauvais genre. Je suis parti commander un autre verre. Quand je suis revenu, l'intéressée, son amie et mes compagnons de soirée dialoguaient ensemble, vivement. Je me suis senti très mal à l'aise, surtout quand Paul m'a donné une grande claque dans le dos avec un sourire qui en disait beaucoup trop long. Nous nous faisions face. Elle buvait un alcool de fille, du genre cocktail à l'orange. Nous avons échangé quelques mots, des présentations en bonne et due forme. Des prénoms, Agathe et Arthur. Des professions, vendeuse en prêt-à-porter, comptable. Des âges, les mêmes. Elle a dit « ça devait être l'année des A ». Au début je n'ai pas compris, elle a dû m'expliquer. A une heure trois, l'amie (qui s'appelait Paloma) a baillé, plusieurs fois, puis, se rendant compte que son message n'était pas assez explicite, elle a commencé à faire du coude à Agathe, jusqu'à ce que cette dernière dise « bon, nous on va y aller ».

 

Je n'ai pas pris son numéro. Je suis retourné dans le même bar, à la même heure, plusieurs samedis de suite. Je ne l'ai pas revue. J'étais fier que la tâche soit plus compliquée que prévu, j'étais heureux que seul le hasard (plus ou moins provoqué) permette de nous retrouver. Mais hélas la réalité n'est pas aussi arrangeante que dans les romans.

 

Agathe était vendeuse en prêt-à-porter pour subvenir à ses études de philosophie, entamées après une licence de cinéma. Elle avait un appartement mi-ikea mi-brocante, des livres aux pages pliées voire arrachées voisinaient avec des Pléiades jamais ouverts. Elle mettait sa lingerie en dentelle uniquement pour les soirs où elle sortait, ou quand elle recevait. Elle n'écoutait pas trop de musique, sauf le soir quand elle avait bu un verre de trop. Elle n'avait pas le permis, mais quand on lui disait « ça pourrait t'être utile », elle répondait « mais enfin j'habite dans une grande ville, à quoi ça me servirait ? ». Elle était agaçante. Elle avait des manies de vieux, toujours la même marque de dentifrice, toujours essuyer les couverts pour éviter les traces, toujours se retourner dans le cinéma pour demander le silence. Agathe grignotait des noix, en tailleur sur le canapé, en regardant les infos. Elle se couchait tard, se levait très tôt, restait apathique le jour. Elle buvait du café pour se réveiller, mais ça ne marchait pas. Elle disait « à l'origine » quand elle voulait faire son intéressante. Mais cette Agathe-là n'existait pas.

 

J'ai revu plusieurs filles, qui ressemblaient vaguement à Agathe. Au début, elles ne me disaient trop rien, mais j'ai fini par céder à chaque fois. Je passais la nuit chez elles, toujours chez elles. Quand elles dormaient, je pouvais à ma guise errer dans les pièces pour la retrouver elle. Mais la vaisselle séchait tristement sur l'égouttoir et aucun livre n'était visible, ou alors très bien caché. Je disais à mes camarades que ces filles étaient mes « amies ». J'ai, plus par supériorité que par générosité, souvent partagé mes amies.

 

Agathe a peut-être été la seule que j'ai jamais aimée. Je lui ai écrit des lettres enflammées, pleines de ronrons. Elles sont toutes bien rangées dans le premier tiroir de mon bureau. Pour dire vrai, je me suis inspiré de la correspondance entre Sarah Bernhardt et Edmond Rostand, pour écrire mes épanchements lyriques. Le seul problème, bien sûr, était que je ne connaissais rien d'autre que son prénom. J'aurais pu tenter ma chance, écrire uniquement sur l'enveloppe « Agathe », mais je doute que l'issue eut été concluante. Ah si seulement j'avais connu au moins ton nom, ou ta rue ! Combien de fleurs séchées aurais-je joint au courrier !

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Commentaires
T
Quel plaisir de te lire à nouveau, tes mots m'avaient manquée (: Une longue attente, mais ça valait le coup, c'est réussi. Moi aussi je veux rencontrer Agathe. Bises.
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